Coopération ou confrontation : les motifs derrière la stratégie russe dans les institutions arctiques

Note de breffage politique rédigée par Tristan Martin, étudiant à la Maîtrise en Études Internationales, spécialité Sécurité Internationale avec mémoire à l’ESEI (Université Laval).


Objet : Dans quelle mesure les dynamiques institutionnelles, géopolitiques et culturelles expliquent-elles la divergence des comportements russes vis-à-vis du Conseil de l’Arctique et du Conseil Euro-Barents ?

En septembre 2023, la Russie s’est retirée officiellement du Conseil Euro-Barents après 30 ans de coopération avec ses voisins européens (Danemark, Islande, Norvège, Suède et Finlande). Ce retrait donne suite à la suspension des activités incluant la Russie par ces derniers membres. La suspension des activités s’inscrit dans la même logique que celle déclarée par les sept membres du Conseil de l’Arctique (CA). Pourtant la Russie réagit différemment, alors qu’elle ne s’est pas retirée du CA; elle n’a que retiré son financement. Cette note de breffage vise donc à proposer de potentielles interprétations de ce choix ; s’agit-il de questions de différences institutionnelles, la Russie souhaite-elle envoyer un message particulier, et comment le Canada devrait-il interpréter les actions diplomatiques russes?

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INTRODUCTION

Cette note de breffage analyse la participation de la Russie dans les principales institutions internationales en Arctique depuis la rupture des relations russo-occidentales causée par son invasion de l’Ukraine. Plus précisément, elle compare deux institutions – le Conseil de l’Arctique (ci-après, CA) et le Conseil Euro-Barents (ci-après, CEB) – au sein desquelles les membres occidentaux ont adopté une approche diplomatique similaire, à laquelle leurs homologues russes ont répondu par des approches divergentes dans chacune de ces institutions.

SYNTHESE DES EVENEMENTS IMPORTANTS
  • 24 février 2022 : La Russie entreprend son invasion de l’Ukraine.
  • 3 mars 2022 : Les sept États membres du CA mettent sur pause leur participation au sein du forum présidé par la Russie depuis mai 2021.
  • 9 mars 2022 : Les cinq États occidentaux et la commission européenne (membres du CEB) suspendent leurs activités impliquant la Russie au sein du CEB.
  • 11 mai 2023 : La Norvège succède à la Russie à la présidence du CA.
  • 18 septembre 2023 : La Russie annonce son retrait du CEB, elle qui devait en prendre la présidence en octobre 2023.
  • 14 février 2024 : La Russie annonce la suspension de sa contribution financière annuelle au CA jusqu’à ce que ses activités reprennent.
FACTEURS INSTITUTIONNELS

Il est possible que certaines caractéristiques de l’architecture institutionnelle du CA lui aient permis une survie relative par rapport à son homologue. Plusieurs chercheurs ont vanté la résilience de cette institution, alors qu’elle est restée un espace de coopération russo-occidental exceptionnel malgré les interventions russes en Géorgie (2008) et en Ukraine (2014). Les hypothèses avancées pour expliquer cet exceptionnalisme comprennent notamment une interdépendance complexe au sein de l’organisation, une absence de hiérarchie, l’inclusion de groupes autochtones transnationaux, l’absence d’enjeux de sécurité militaire dans les discussions et le caractère non-contraignant du CA (Byers, 2017; Lackenbauer & Dean, 2020). De ces cinq caractéristiques avancées pour expliquer la résilience du CA face aux crises internationales précédentes, on peut affirmer que le CEB en partage quatre en gardant en tête quelques nuances importantes. Les deux institutions partagent un mode de fonctionnement similaire, caractérisé par un processus décisionnel non-contraignant et non-hiérarchique. Pour reprendre les mots d’Alexander Wendt, « l’anarchie [en l’occurrence, le CA et le CEB] est ce que les États en font » (Zavadskaya, 2014). 

Le CEB comporte une institution à dimension régionale – le Conseil régional de Barents (ci-après, CRB) – au sein de laquelle s’expriment plusieurs groupes autochtones locaux. Ce fonctionnement diverge de celui du CA dans la mesure où ces groupes sont formés à partir de territoires intra-nationaux plutôt que transnationaux. Cette particularité pourrait néanmoins être avantageuse pour la Russie puisqu’il est généralement admis qu’elle pratique un fort contrôle sur ses représentants au CRB par rapport à ses homologues scandinaves (Zavadskaya, 2014 : p.77). Au « niveau » équivalent au CA – les participants permanents – la Russie n’exerce pas autant d’influence sur l’organisation autochtone occupant son territoire, elle avait d’ailleurs tenté sans succès de l’exclure des réunions en 2012 (Chater, 2019). 

Finalement, les enjeux de sécurité sont peu discutés dans l’enceinte du CEB, du moins dans le sens hard du terme. À l’instar de celle d’Ottawa (1996), la déclaration de Kirkenes (1993) met beaucoup d’importance sur la protection de l’environnement. Les priorités qui s’ensuivent comprennent la coopération économique, scientifique, le développement d’infrastructures régionales et la protection des droits des peuples autochtones (Barents Euro-Arctic Council, 1993). L’interdépendance qui s’y forme à partir de ces principes fondateurs semble s’être progressivement effritée par les intérêts de plus en plus divergents entre la Russie et les autres membres. Effectivement, âgée de seulement deux ans à l’époque de son adhésion au CEB, la Fédération de Russie était particulièrement attirée par les avantages économiques qu’offrait la coopération avec ses voisins, plus précisément le développement d’infrastructures routières et l’attraction d’investisseurs pour l’exploitation de ressources naturelles dans la région (Zavadskaya, 2014 : p.51). 

Vingt ans plus tard, une déclaration de Kirkenes 2.0 est adoptée, dans une région qui a bien changé. L’attitude du CEB envers l’environnement considère désormais la protection de celui-ci comme une condition nécessaire au développement économique et touristique plutôt qu’une aire de coopération en soi (ibid, p.43). La Russie s’est relevée d’années difficiles et durcit le ton avec l’Occident, alors qu’un nouvel acteur a émergé en Arctique : la Chine. La Russie n’est donc plus aussi dépendante de ses voisins dans la région de Barents et ses intérêts économiques divergent de plus en plus de ceux-ci : elle se concentre sur les hydrocarbures, se rapproche de la Chine, et un an plus tard, annexe la Crimée diminuant donc les flux de capitaux occidentaux vers ses projets. Du côté du CA, l’interdépendance semble plus forte entre les États-membres, mais pour des raisons géopolitiques plutôt qu’institutionnelles.

FACTEURS GEOPOLITIQUES

D’un point de vue géopolitique, les différences entre le CA et le CEB s’avèrent évidentes lorsqu’on consulte leurs listes d’États-membres. Déjà, le territoire occupé par les membres du CA est considérablement plus vaste que celui occupé par ceux du CEB. Ce territoire est non seulement plus vaste, mais également plus au nord et plus disputé. Logiquement, son importance stratégique est certainement supérieure à la Mer de Barents. Dans cette optique, plusieurs caractéristiques propres à l’Arctique favorisent une coopération dans la région. D’abord, les conditions géographiques et climatiques de la mer arctique rendent sa navigation – et éventuellement l’exploitation de ses ressources – particulièrement difficiles. La coopération entre États arctiques peut ainsi servir à atténuer les risques (Byers, 2019). Également, le gain d’intérêt d’États non-arctiques pour la région est un facteur important ; les États-membres du CA ont avantage à coopérer et à définir des frontières et normes communes afin de limiter l’influence des acteurs externes (Yang, 2016). Ces caractéristiques sont également considérées dans la gouvernance de la mer de Barents, mais dans une moindre mesure. 

Ensuite, une autre hypothèse intéressante émerge de la composition même des États-membres. Tous les membres du CEB font partie du CA à l’exception de la Commission Européenne (ci-après, CE), qui s’est vu refuser un siège d’observateur au CA en 2013. À la lumière des sanctions imposées par la CE, il est possible que la Russie ne soit simplement plus disposée à collaborer avec elle. Il est également concevable que le retrait du CEB puisse être une manière de priver l’Union Européenne de toute plateforme de gouvernance en Arctique. Pourtant, si la Russie réintégrait pleinement le CA, elle devrait coopérer avec plusieurs membres européens : le Danemark, la Finlande et la Suède. 

Finalement, il faut considérer l’acteur assumant le plus de pertes à la suite du retrait de la Russie du CEB : la Norvège. Effectivement, celle-ci est considérée comme la pierre angulaire du CEB et l’État-membre le plus actif, hébergeant le secrétariat, assumant le 2/3 des coûts de celui-ci et profitant de cette coopération à de nombreux égards. D’ailleurs, une analyse de discours montre que la Norvège était fortement engagée dans sa relation avec la Russie à travers ce forum (Zavadskaya, 2014 : p.44). Ainsi, le retrait du CEB pourrait être une manière pour la Russie de punir la Norvège pour son soutien fortement vocalisé à l’adhésion de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, sans oublier que le Secrétaire Général de l’organisation était de nationalité norvégienne jusqu’à tout récemment.

FACTEURS CULTURELS ET EMOTIONNELS

Le rôle prééminent de l’Arctique dans l’identité russe n’est pas un secret. De l’époque stalinienne à aujourd’hui, l’Arctique fut un élément fondateur de l’identité politique et culturelle de la Russie (Emmerson, 2011 : p.34). C’est même d’une initiative russe que la coopération en Arctique est née, à travers le célèbre discours de Gorbatchev en 1987. Les politiques identitaires en Russie continuent de présenter l’Arctique comme un territoire incarnant la persévérance et l’héroïsme russe (Lackenbauer & Dean, 2020 : p.338). Compte tenu de ce fort symbolisme, la politique étrangère russe n’est peut-être tout simplement pas prête à tourner le dos pour de bon à la gouvernance internationale de l’Arctique. De plus, il s’agit d’une région où les Russes se distinguent ; leur région arctique est bien développée et ils jouissent d’avantages considérables en matière de navigation et d’équipements technologiques. L’Arctique représente ainsi dans une certaine mesure, leur dernière opportunité de conquête ou de domination territoriales en compensation des pertes occasionnées par la chute de l’URSS – voire par l’expansion de l’OTAN qui s’en est suivie (ibid).

Finalement, une hypothèse tout autant intéressante que difficile à confirmer réside dans l’analyse de la personnalité du Ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov. L’un des rares proches de Vladimir Poutine à être en poste depuis la première présidence de celui-ci, Lavrov est dépeint comme un diplomate stratégique avec une compréhension complexe et sophistiquée des enjeux, ayant vraisemblablement une forte influence sur son Président (Jackson, 2007). 

Lavrov est bien sûr connu pour avoir provoqué de nombreux maux depuis son entrée en poste en 2004. Plusieurs sources relatent toutefois son dévouement pour le multilatéralisme et le respect des règles internationales. Sous Medvedev entre 2008 et 2012, il semble adopter une approche plus libérale qu’il ne lui est permis sous Poutine, alors qu’il vote contre des lois anti-américaines à la Douma (Avril, 2016). De plus, on lui attribue une opposition à l’annexion de la Crimée en 2014, en anticipant les réactions occidentales (Bermann, 2024) et il milite même pour empêcher une escalade du conflit une fois celui-ci débuté (Pavlovsky, 2016). Somme toute, même s’il entretient un puissant esprit de concurrence par rapport à l’Occident, plusieurs experts soulignent que ses discours sont teintés d’un désir pour la coopération plutôt que la confrontation, et ce, particulièrement en Arctique (Staun, 2017).

Effectivement, Lavrov est un soutien de longue date au sein du CA. Lors d’une rencontre en 2008, Lavrov aurait complimenté les travaux du CA en promettant de « renforcer davantage la coopération scientifique avec tous nos voisins sur la base de règles faisant partie du droit de la mer » (traduction libre) (Pedersen, 2012 : p.10). En septembre 2023, Lavrov utilise un langage révélant sa déception en annonçant le retrait de la Russie du CEB ; il se dit obligé de prendre cette décision à la lumière des circonstances (Edvardsen, 2023). La possibilité que Lavrov ait personnellement convaincu son dirigeant de l’importance du CA et des relations avec l’Occident en Arctique n’est donc pas à écarter.

CONCLUSION

Les récents mouvements diplomatiques de la Russie dans les institutions arctiques soulèvent des préoccupations importantes en matière de sécurité internationale, avec des implications cruciales pour le Canada. Alors que la Russie se retire du CEB, son maintien dans le CA révèle une stratégie complexe, mêlant confrontation et coopération. Pour le Canada, la situation appelle à une vigilance accrue, car l'Arctique est à la croisée d'enjeux géopolitiques, climatiques et sécuritaires. Effectivement, les enjeux de sécurité humaine, liés notamment à la protection des populations autochtones et au développement économique durable, risquent de passer au second plan face aux préoccupations géopolitiques. Pour le Canada, qui partage avec la Russie un vaste territoire arctique, ceci représente un défi majeur.

La décision de la Russie de retirer son financement au CA constitue certainement une forme de diplomatie coercitive. Lorsque l’ambassadeur russe en Arctique en fait l’annonce, il laisse la porte ouverte à un retour du financement conditionnel au retour de la délégation dans les travaux du CA. Le retrait du CEB semble toutefois bien définitif. Ce choix particulier provient-il d’obligations ou de réelle volonté? Somme toute, il est ardu de déceler les réelles intentions des dirigeants russes alors que la relation de confiance s’est définitivement brisée dans les relations russo-occidentales depuis le 24 février 2022. Il faut toutefois constater que la Russie n’a pas tendu la main pour un retour à la coopération dans bien des domaines depuis son invasion. Le CA et le CEB ont joué un rôle important dans la construction des relations russo-occidentales dès la fin de la Guerre froide. Il est donc important de garder un œil pragmatique sur l’Arctique et de comprendre ce qui fait du CA un vecteur de coopération efficace avec la Russie.

Face à ces incertitudes, le Canada doit adopter une approche nuancée et proactive. Ceci implique de maintenir des canaux de communication ouverts avec la Russie dans le cadre du CA, tout en renforçant ses alliances avec les autres États arctiques pour s'assurer que les questions de sécurité climatique et humaine restent au cœur des discussions internationales. La coopération arctique pourrait encore représenter un rare espace de dialogue avec la Russie, mais seulement si toutes les parties parviennent à tempérer les tensions géopolitiques au profit d'une gouvernance durable de cette région fragile.


BIBLIOGRAPHIE
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  • Jackson, P. (2007). Profile : Putin’s foreign minister Lavrov.
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  • Zavadskaya, N. (2014). BEAC is what states make of it : Cooperation in the Barents Euro-Arctic Council from a constructivist viewpoint.
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